Juré 6, une semaine à la Cour d'Assises


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Nota: Mon intime conviction, certitude(s) et/ou doute(s), est scellée à jamais dans le secret de la chambre des délibérations. Ici, j'essaie de rendre compte comme si j'étais extérieur, assis dans le public, et observant le Juré 6 que j'ai été. Pourquoi j’écris ce texte ? Parce que :

On écrit des choses un peu parce qu'on les pense mais aussi beaucoup pour ne plus les penser. –– Michel Foucault, émission Apostrophe du 17 décembre 1976.


Quatrième jour du procès, vendredi fin d’après midi, sonnerie, « la Cour, levez-vous ». Protocole maintenant presque routinier. Se lever une avant-dernière fois. Le Président de la Cour va annoncer le délibéré. L’atmosphère est grave, les visages fermés, le moment solennel. L’Avocat Général et l’Avocat de l’Accusé ont parlé dans leur plaidoirie du potentiel vertige des jurés. Il est palpable. Comment ne pas ressentir un vertige dans une telle situation ?

Ce délibéré, c’est une fin après plus de quatre ans. Le début, c’est l’histoire de deux types qui ne semblent pas trop vouloir être à un after – continuer la fête après la fête. Le jour est déjà bien levé un dimanche matin et la nuit a été longue. L’un vient de fêter l’anniversaire des un an de sa fille et l’autre doit travailler dans l’après-midi. Ils ne se connaissent pas et se retrouvent là, un peu par hasard – des copains de copains de copains en commun, et encore, copain est parfois juste une vague connaissance. L’ambiance est festive, probablement encore alcoolisée. Survient des jeux de gamins ; les deux types n’en sont pas, apparemment. Jeu puéril, les esprits s’échauffent, ça cahute. Bagarre. Qui est impliqué est confus. Peut-être l’un aide un cousin et l’autre un copain, on ne saura jamais. Escalade dans la violence, bouteille cassée, couteaux ; le voisinage s’en inquiète, appels à la Police. Passé les 10h ce dimanche matin, dans une autre rue, une voiture est fracassée dans un portail. Les deux types sont à terre. Un jeune homme plein de vie devient tétraplégique. Quatre ans et demi plus tard, ce quatrième jour de procès, ce vendredi après-midi, un père de famille vient d’être déclaré coupable de tentative de meurtre avec 12 ans de réclusion criminelle (la peine de prison).

Comment ne pas ressentir un vertige ? Tant de vies brisées par l’aberrant. Comment ne pas être pris d’un tournis face aux abîmes de ses vies anéanties ? Le symbole de la Justice est une balance, la Cour et les jurés en sont l’axe garant de l’équilibre. Sur un tel axe, il ne peut y avoir qu’un vertige face à la gravité de telles circonstances insensées. Toutes les divergences, toutes les convergences, toutes les certitudes, tous les doutes, toutes les intimes convictions individuelles sont maintenant fondues dans la voix du Président de la Cour. Le délibéré est plus que collectif, il est collégial. Seul le vertige saisit.

Les minutes sont longues pendant la lecture du délibéré. Comment ne pas ressentir un malaise ? Une personne tétraplégique et une autre en détention pour 12 ans, peu importe les motifs, ce qui a été dit ou pas dit, peu importe le contexte, peu importe les motivations, le résultat est tragique. Comment ne pas avoir la gorge serrée devant tant de vies détruites ?

Dans le mot délibéré, la proximité avec le mot libéré se fait sentir, ici pleinement. Le procès tresse des cordages entre les auditions, les débats tendent des arcs narratifs, tous les protagonistes du procès tissent une toile. Et la lecture du délibéré vient en sectionner des fils telle l’épée qui tombe. Sectionner comme on sanctionnerait, entérinerait ou scellerait. Le délibéré libère toutes les tensions accumulées pendant ces quatre jours de procès. Comment ne pas être submergé par ces tensions libérées et tout ce que cela représente ?

Dans l’étymologie du mot peine, n’y-a-t-il pas la souffrance ? Les souffrances de la victime sont inconcevables. Il n’y a pas de hiérarchie dans la souffrance. Les longues minutes de la lecture du délibéré nous plonge au cœur d’une tempête de souffrances. Le constat vertigineux de l’absurde. Impossible de ne pas avoir cette boule au ventre qui va jusqu’aux tripes.

Une Cour d’Assises

Les débats dans une Cour d’Assises, c’est l’humilité face à des questions barbares, c’est l’empathie face à des questions qui semblent venir d’un monde de l’horreur, c’est la cohérence civilisée face à des questions cauchemardesques. Siéger dans une Cour d’Assises, c’est être ouvert, accepter et écouter l’autre, sans se réfugier derrière ses émotions. Tâche d’équilibriste.

C’est l’équilibre de l’évidence et du lyrisme qui peut seul nous permettre d’accéder en même temps à l’émotion et à la clarté. Dans un sujet à la fois si humble et si chargé de pathétique, la dialectique savante et classique doit donc céder la place, on le conçoit, à une attitude d’esprit plus modeste qui procède à la fois du bon sens et de la sympathie. –– Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe.

Un procès d’Assises commence par le tirage au sort de 6 jurés et 2 supplémentaires. Les 2 jurés supplémentaires suivent tous les débats et sont dans la chambre des délibérations ; ils sont au même titre que les 6 jurés mais n’ont pas la parole dans le processus de délibération. Ils sont là si un ou deux des 6 jurés faisaient défauts – accident ou tout autre empêchement impérieux. Ces 8 (6+2) jurés sont tirés au sort depuis une liste de 20 noms. Comment cette liste est-elle composée ?

Il y a 45 noms d’une liste appelée titulaire qui sont convoqués et disons 24 d’une liste appelé complémentaire qui sont aussi convoqués – donc 69 personnes en tout sont convoquées. À chacun a été attribué un numéro : titulaire 1, titulaire 2, etc. supplémentaire 1, supplémentaire 2, etc. Le jour précédent l’ouverture des débats, le Président de la Cour avec l’Avocat Général, le représentant au procès des intérêts de la société – statuent sur les dispenses : personnes de plus de 70 ans, incapacité physique, casier judiciaire B1 non vierge, etc. Il y a eu deux éléments incongrus notables à l’appel des 69 personnes. D’une part, la liste des 45 titulaires se réduit à 18 ; principalement pour cause de non-touché – la Police n’a pas réussi à trouver la personne pour la convoquer. D’autre part, des dispenses ont été accordées pour des personnes qui ne maîtrisent pas assez bien la langue française – au moins deux. Pour être convoqué, il faut être de nationalité française et inscrit sur une liste électorale. Tangent au procès, cela pose tout de même deux questions : Comment est-ce possible de recevoir la nationalité française sans maîtriser suffisamment la langue française pour être en pleine capacité de suivre des débats dans son devoir de citoyen ? Comment est-ce possible d’exercer son droit de citoyen par le vote dans les processus démocratiques en « âme et conscience » si la maîtrise de la langue française est insuffisante pour suivre des débats dans son devoir de citoyen ? Passons.

Le tirage au sort des 8 (6+2) jurés se fait donc depuis une liste de 20 noms. Cette liste est composée dans l’ordre d’attribution des dits numéros (titulaire 1, titulaire 2, etc., supplémentaire 1, supplémentaire 2, etc.) jusqu’à obtenir 20 noms. Par exemple, le titulaire numéro 43 s'est retrouvé à la dix-septième position sur cette liste finale des 20 noms car sur les 42 titulaires précédents, seul 16 n'ont pas été dispensés ou non-touchés. Ici, il n’y avait que 18 jurés titulaires donc la liste a été complétée par les deux premiers supplémentaires (par exemple, disons que ce sont les personnes dites supplémentaire 2 et supplémentaire 5 car les trois supplémentaires 1, 3, 4 ont été dispensés ou non-touchés).

Seuls sont connus le nom, prénom, âge et profession de chaque juré. L’Avocat Général peut récuser 3 noms. L’Avocat de l’Accusé peut en récuser 4. À chaque nom tiré par le Président de la Cour, il y a le suspense de la récusation par les Avocats, et aucun motif n’est donné. Ici deux personnes ont été récusées donc le juré 6 a été, en fait, le huitième nom tiré au sort. Les deux jurés supplémentaires ont été le neuvième et dixième nom, respectivement. Pour être clair, une fois la liste des 20 noms constituée, l’origine des listes titulaire ou supplémentaire est absente. Autrement dit, ici un des 6 jurés vient de la liste initialement appelée supplémentaire et les 2 jurés supplémentaires viennent de la liste initialement appelée titulaire.

Pour finir, le Président de la Cour et deux assesseurs – donc 3 magistrats professionnels – siègent. Ainsi, le délibéré final est constitué par le vote de 9 personnes (6 jurés et 3 magistrats professionnels). Précisons ce vote. Il est à bulletin secret avec une question dont la réponse est « oui » ou « non ». Tout autre réponse doit toujours profiter à l’Accusé – les bulletins blancs ou nuls sont donc considérés comme « non » coupable. Pour que l’Accusé soit déclaré coupable, il faut 7 votes « oui » sur les 9 nécessairement exprimés. À chaque tour de vote, il y a un comptage des votes. Les bulletins sont ouverts au hasard et au septième « oui » ou au troisième « non », les autres bulletins restent secrets – les deux ou six bulletins, respectivement, restants ne sont pas ouverts.

En cas de résultat de vote positif déclarant l’Accusé coupable, il faut établir une peine, disons un nombre d’année de prison. Ainsi, chacun écrit un nombre sur un bulletin. Ensuite les bulletins sont ouverts au hasard. Et si le même nombre apparaît 7 fois pour une peine supérieure à dix ans ou 5 fois autrement, le processus s’arrête comme précédemment – sans ouvrir les bulletins restants. Sinon, le nombre maximum est retiré et il devient obligatoire de voter pour un nombre strictement inférieur à ce dernier maximum. Et ainsi de suite jusqu’à obtenir le même nombre 7 fois pour une peine supérieure à dix ans, ou 5 fois autrement. Dans le cas d’un résultat positif à la question de culpabilité, quel que soit son vote précédent à ladite question, il faut voter pour un nombre en admettant la culpabilité. Enfin, tous les bulletins, ainsi que tous les documents produits dans la chambre de délibération, sont détruits avant que ladite chambre soit ré-ouverte.

Tous ces secrets sont essentiels à, d’une part, la liberté de parole dans cette chambre des délibérations, et d’autre part, à la force du délibéré. Quel que soit ce qui s’est dit dans cette chambre, quelle que soit les intimes convictions, certitude ou doute, de chacun, le Président lira d’une voix unique l’expression d’une déclaration au nom du peuple français.

Cela peut paraître impressionnant. Il faut l'admettre : ça l'est ! Cependant, dans cette chambre des délibérations, c'est l'intelligence collective qui est à l'œuvre. Les intimes convictions sont librement croisées. La vérité judiciaire s'obtient par la mesure collective. Les jurés sont comme des feuilles blanches, totalement étrangers à l'affaire, et tous les débats contradictoires, les questions du Président de la Cour, de l'Avocat Général, des Avocats, tout ce qui se dit au procès vient noircir ces pages vierges de phrases mal écrites. Et la chambre des délibérations est une synthèse en un feuillet de toutes ces pages.

Le temps du procès

Ce procès dure quatre jours pleins. Les débats s’ouvrent à 9 h 30 et finissent le soir vers 19 heures, parfois plus tard. La ponctualité n’existe pas ; les débats ne commencent jamais à l’heure, les reprises après les suspensions non plus. Les suspensions prononcées par le Président de la Cour sont des coupures dans les débats – pour que tout un chacun conserve sa concentration dirigée sur les débats. Souvent, il y a une suspension d’une trentaine de minutes dans la matinée et une autre dans l’après-midi, aussi il y a une suspension d’une petite heure pour se restaurer autour de midi – plutôt 13 heures d’ailleurs. À chaque suspension, l’heure de la reprise des débats est annoncée, et donc en fin de journée aussi : « Suspension des débats, il reprendront demain à 9 h 30 avec l’expertise psychologique », par exemple.

Les neufs personnes qui jugeront sont assises en arc de cercle, légèrement en hauteur, sur une estrade, dans des fauteuils noirs. Ils semblent confortablement installés, contrairement au reste de l’auditoire. Ici, l’Accusé comparé libre – il est sous contrôle judiciaire – il est assis avec ses avocats sur un petit banc rigide. Tout comme la partie civile. Ou le public. Être assis sur ces bancs en bois des heures n’est pas aisé. Précisons qu’ici il y a aussi un co-accusé. Il est là, en Cour d’Assises, au lieu du Tribunal Correctionnel car son affaire est connexe. Il sera acquitté car pas assez de preuves ne seront retenues.

Les débats sont chargés. L’intensité est tangible. Tous les regards sont polarisés sur la personne à la barre. La disposition, pour ne pas dire le dispositif, agit comme une lentille. La focale révèle l’image des pièces du puzzle. Les débats contradictoires se répondent en miroir. La collimation oscille. Bien perspicace la personne qui prédirait le délibéré avant les débats. Chaque audition vient confirmer ou infirmer une certitude, vient semer un doute. L'intime conviction est littéralement forgée ; chaque parole rapportée dans cette Cour est un petit coup de marteau qui déforme, qui taille au fur à mesure, qui aiguise. C'est cette intime conviction qui finalement tranchera.

Tout le monde est entendu, à tour de rôle ; une succession de témoignages se relaie. D'abord une matinée consacrée à l'enquête de personnalité de l’Accusé ; un expert rend compte d'éléments biographiques de l'Accusé, de ses relations avec son entourage ; cet expert brosse un portrait de l'Accusé depuis les dires de l'Accusé lui-même et de ses proches. Au moment des faits, un jeune de moins de 30 ans, père de trois enfants de trois unions, travaillant dans le bâtiment, qui a toujours travaillé, décrit comme gentil, calme, respectueux, poli, bon père, il soutient financièrement ses filles, son casier judiciaire est vierge. Depuis la fin de sa détention provisoire de 23 mois, il travaille – ses horaires sont 6 h - 14 h –, il est apprécié de son employeur, respecte son contrôle judiciaire, s’occupe de ses filles. Un décor est planté.

Une après-midi est consacrée à l'enquête policière : le rapport du primo-intervenant, celui de l'enquête de flagrance, enfin le rapport d'enquête de la commission rogatoire. Au final, il reste des interrogations ; beaucoup de pièces du puzzle sur le déroulé des faits sont manquants. L’impression diffuse – et peut-être prompte – est que les enquêteurs ne sont pas allés au bout. Se sont-ils satisfaits de certaines inconsistances ? Ou ont-ils manqué de moyens ? Ou les deux ? Toujours est-il, le décor est altéré.

Ensuite, la Cour entend un expert médical sur le calvaire qu'affronte le plaignant depuis qu'il est tétraplégique. La Partie Civile (plaignant) raconte sa version des faits ; quel que soit le délibéré final, cette séquence est fortement chargée en émotion – « Tous les jours, je prie le bon dieu pour qu’il me sorte de cette vie. » Au moment des faits, il avait moins de 30 ans, jouait au football dans club, tapait dans le ballon plusieurs fois par semaine, dirigeait une petite société de Voiture de Transport avec Chauffeur (VTC) supervisant deux employés, avait une petite copine, et aujourd’hui, presque 5 ans plus tard, dont quatre d’hôpital, tout est une souffrance : manger, boire, les fausse-routes quand il avale, les douleurs neuropathiques, la paralysie en-dessous du buste, l’impossibilité de se servir de ses mains, le manque de tonus dans les muscles triceps pour être autonome sur les transferts (fauteuil-fauteuil ou fauteuil-lit). Un autre décor est planté. La souffrance n’est évidemment pas une preuve. L’empathie ne doit pas brouiller les éléments à charge ou décharge ; l’équilibre entre les évidences et le lyrisme.

« On juge des faits mais aussi des personnalités. » nous a dit le Président à demi-mots. Deux experts, l’un en psychologie et l’autre en psychiatrie, viennent expliciter des traits de l’Accusé. La psychologie et psychiatrie sont l’étude de l’âme : qu’est-ce qu’il se passe dans la caboche ? Quels sont les processus mentaux ? Et peuvent-ils être reliés aux comportements ? La psychiatrie examine avec un prisme médical et la psychologie regarde sous un angle plus transverse – un peu comme un médecin rhumatologue comparé à un kinésithérapeute. Tous les décors commencent à se mélanger. Plus rien n’est net. Il manque des pièces du puzzle, certaines ne s’emboîtent pas, certaines sont partielles, certaines sont déformées.

Il n’y a pas un expert en accidentologie, mais deux. Et leurs conclusions sont à l’opposé l’une de l’autre. Sur la scène du choc entre le piéton et la voiture, il y a un lampadaire. La distance entre le muret et ce lampadaire est de quelques centimètres supérieure à la largeur du véhicule. Le muret et le lampadaire n’ont pas été touché – il n’y a aucune trace ni sur le muret, ni sur le lampadaire, ni sur la voiture. Et la voiture s’est encastrée presque à la perpendiculaire dudit lampadaire descellant un poteau de portail. Des témoins ont vu la voiture s’engager dans la rue, donc soit la voiture a réalisé une manœuvre quasi-impossible, pour ne pas dire suicidaire, en passant entre le muret et le lampadaire, soit la voiture a fait un demi-tour qu’aucun témoignage ne corrobore. Étrangement, les débats ne s’attachent pas à éclairer les conditions d’une manœuvre impossible. L’Article 121-5 du Code Pénal définit la tentative comme :

La tentative est constituée dès lors que, manifestée par un commencement d'exécution, elle n'a été suspendue ou n'a manqué son effet qu'en raison de circonstances indépendantes de la volonté de son auteur.

Par conséquent, peut-être est-ce que ce lampadaire serait un paramètre sur l’intention ? Pourquoi pas. Sinon, peut-être est-ce un détail anecdotique dans l’ensemble des faits ? Pourquoi pas aussi. Reconstituer le décor à partir de pièces d’un puzzle discordant devient complexe pour ne pas dire compliqué.

L’audition des témoins est un cas d’école sur le fonctionnement de la mémoire. En particulier 5 ans après les faits. Quand les témoins sont à la barre, ils n’ont pas entendu les débats précédents ; les témoins ne peuvent assister au procès qu’une fois qu’ils ont été interrogés dans le procès. Plus d’une dizaine de témoins seront entendus. Des protagonistes dans la bagarre. D’autres ont été touchés par le véhicule lors de son parcours. Des voisins, aussi. De toutes ces versions, aucune ne peut être vraie. Aucune ne raconte ce qui s’est vraiment passé ce dimanche en fin de matinée. La vérité ne sera que judiciaire ; impossible de savoir quels sont les points d’ancrage retenus par les jurés. Tout de même, certaines versions s’accordent. Parfois, deux témoignages sont dans le même sens puis un troisième vient en contredire une partie. Quelle crédibilité pour chaque parole ? Personne ne ment à dessein, me semble-t-il, à la place c’est le cerveau qui, par une obligation de cohérence cognitive, s’est arrangé avec les souvenirs. Par exemple, aujourd’hui une voisine se rappelle avoir vu le plaignant passer sous ces fenêtres et qu’en passant il a même fait bouger les feuilles de sa haie. Alors qu’il y a cinq ans, elle n’avait pas donné cette indication à la Police. Et cela ne correspond pas aux dires du plaignant ni à d’autres témoignages. Pourquoi la voisine dirait-elle cela aujourd’hui ? Hypothèse : pendant ces cinq années, son cerveau n’a pas été capable d’imaginer que la voiture serait possiblement passée entre le muret et le lampadaire, et donc a inconsciemment reconstruit une cohérence interne. Au final, le Président pose des questions car il cherche à comprendre la consistance dans chaque témoignage pour dessiner une cohérence globale. La Partie Civile, l’Avocat Général et les Avocats posent des questions car ils cherchent à étayer leur thèse. Les jurés se posent des questions car ils cherchent à s’y retrouver.

La parole est toujours donnée en dernier à l’Accusé ou son Avocat après chaque audition. Et l’Accusé est interrogé en dernier, à la fin du procès, juste avant les plaidoiries. L’ordre dans le tour de parole est toujours le même : la Cour, puis la Partie Civile, puis l’Avocat Général puis le banc de l’Accusé. Avant que la Cour et les jurés ne se retirent dans la chambre des délibérations, la parole est donnée à l’Accusé, une toute dernière fois, avant que le délibéré ne scelle irrévocablement la vérité judiciaire. « Monsieur, avez-vous quelque chose à ajouter ? » dit le Président pour clôturer les débats.

Moment saisissant. L’Accusé se tient droit, debout, devant le Partie Civile, assis dans son fauteuil roulant. Nous sommes devant un puits de souffrance, éclaboussés ; leurs voix résonnent depuis le fond. L’Accusé parle directement à la Partie Civile en dialecte ; le Président exige à ce que toute la Cour puisse comprendre ; quelques mots de portugais sont ânonnés ; le traducteur officie. L’Accusé balbutie en français. Mots pudiques ? Confus ? Peut-être honteux ? Au delà du procès, est-ce que ces bribes seront assez pour initier un dénouement ? Hélas, j’en doute.

Fin des débats publics. La Cour et les jurés s’enferment pour :

« […] chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite, sur leur raison, les preuves rapportées contre l'accusé, et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : “Avez-vous une intime conviction ?” » –– Article 353 du Code Procédure Pénale.




Dans sa plaidoirie, l’Avocat de l’Accusé mentionne « le procès du ridicule ». Non, rien n’est ridicule dans ce procès ; tout au contraire. Cette Cour d’Assises aura été le procès de l’absurde. N’entend-on pas la résonance entre ce procès et un passage du Mythe de Sisyphe d’Albert Camus ?

Le sentiment de l’absurdité au détour de n’importe quelle rue peut frapper à la face de n’importe quelle homme. Tel quel, dans sa nudité désolante, dans sa lumière sans rayonnement, il est insaisissable. Mais cette difficulté même mérite réflexion. Il est probablement vrai qu’un homme nous demeure à jamais inconnu et qu’il y a toujours en lui quelque chose d’irréductible qui nous échappe. Mais pratiquement, je connais les hommes et je les reconnais à leur conduite, à l’ensemble de leurs actes, aux conséquences que leur passage suscite à la vie. De même tous ces sentiments irrationnels sur lesquels l’analyse ne saurait avoir de prise, je puis pratiquement les apprécier, à réunir la somme de leurs conséquences dans l’ordre de l’intelligence, à saisir et à noter tous leurs visages, à retracer leur univers. Il est certain qu’apparemment, pour avoir vu cent fois le même acteur, je ne l’en connaîtrai personnellement pas mieux. Pourtant, si je fais la somme des héros qu’il a incarnés et si je dis que je le connais un peu plus au centième personnage recensé, on sent qu’il y aura là une part de vérité. Car ce paradoxe apparent est aussi un apologue. Il a une moralité. Elle enseigne qu’un homme se définit aussi bien par ses comédies que par ses élans sincères. Il en est ainsi, un ton plus bas, des sentiments inaccessibles dans le cœur, mais partiellement trahis par les actes qu’ils animent et les attitudes d’esprit qu’ils supposent. Mais on sent aussi que cette méthode est d’analyse et non de connaissance. Car les méthodes impliquent des métaphysiques, elles trahissent à leur insu les conclusions qu’elles prétendent parfois ne pas encore connaître. Ainsi les dernières pages d’un livre sont déjà dans les premières. Ce nœud est inévitable. La méthode définie ici confesse le sentiment que toute vraie connaissance est impossible. Seules les apparences peuvent se dénombrer et le climat se faire sentir.




Quatrième jour du procès, vendredi fin d’après midi, « la Cour se retire, levez-vous ». Voilà, la Cour et les jurés se sont définitivement retirés. L’équilibre de la société a été rétabli, espérons. Le vertige du délibéré se dissipera, espérons.

Sa seule vertu sera, plongé dans les ténèbres, de ne pas céder à leur vertige obscur ; enchaîné au mal, de se traîner obstinément vers le bien. –– Albert Camus, L’Homme révolté.

Que reste-t-il de ces quatre jours ? Une forme de wabi-sabi. Peut-être. La révolte ? Espérons.

La révolte, elle, ne vise qu’au relatif et ne peut promettre qu’une dignité certaine assortie d’une justice relative. Elle prend le parti d’une limite où s’établit la communauté des hommes. –– Albert Camus, L’Homme révolté.



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