De quoi Sarkozy est-il le nom ?

La décrépitude arrive d’un coup : un matin, au réveil, nous n’avons plus la force d’antan ; emportée par les excès d’une nuit. Ceci vaut pour les Démocraties, ceci vaut pour la République : elles se transmutent en Empire décadent ; quand le cœur avisé1 qui éclaire un esprit ferme est alors remplacé par un cœur amer qui aveugle un esprit clos.

Voilà peut-être de quoi Sarkozy est le nom. Alain Badiou nous le disait déjà en 2007 avec le verbe haut et tous les débordements du pamphlet. Trois mandats présidentiels et quelques plus tard, Nicolas Sarkozy devient le bouc-émissaire d’un basculement. Des atteintes à la probité, il y en a eu – ne serait-ce que sous la V ième République –, et il en y aura d’autres ; Des menteurs, il y en a eu et il y en aura ; Des conteurs avides de pouvoir, il y en a eu et il y en aura. Est-ce la gravité de toutes les affaires associées ? J’ai le vertige en songeant à l’horreur que vivent les parties civiles, les victimes, les familles ; et pourtant je ne pense pas que le nœud soit là. Mais alors, qu’est-ce qui me dérange tant avec Sarkozy ? Et il serait facile de glisser sur le cas Macron…

Peut-être que Sarkozy est le premier à capturer cet air du temps.

Sans jamais avoir quitté l’opposition des idéologies, les idées pouvaient tout de même se confronter. La confrontation n’est possible que s’il y a un dialogue – la négociation construite à partir d’un constat partagé avant d’être discuté. Or le dialogue est devenu aujourd’hui deux monologues qui s’affrontent. On confronte une chose pour la comparer, pour la vérifier, pour chercher une rencontre, bonne ou mauvaise ; On affronte une difficulté qui paraît hostile, pour la combattre, pour lui résister, pour l’attaquer de front. Souvent un conflit commence par un affrontement et se résout avec une confrontation ; confrontation qui peut rester vive, âpre, rugueuse, difficile et parfois longue. Nicolas Sarkozy semble celui qui a cristallisé en France ce passage de la confrontation à l’affrontement, en autorisant, en quelque sorte, l’affrontement aux responsabilités, tout en négligeant ou excluant les modalités de la confrontation.

Ce passage reste dans l’air du temps, en France, en Europe, dans le monde ; Passage au-delà de la personne Nicolas Sarkozy mais le nom Sarkozy en est peut-être devenu la caricature.

Par exemple, nous honorons Martin Luther King Jr mais nous utilisons les méthodes de Malcom X ; la désescalade d’une non-violence qui confronte face à l’escalade d’un discours haineux qui affronte. Nous célébrons Robert Badinter – le premier et peut-être seul Garde des Sceaux qui a pris la question carcérale au sérieux – et nous nous réjouissons qu’un adversaire aille en prison, l’enfer de la République.

Aujourd’hui, nous cherchons sans cesse des Thénardier responsables d’injustices tout en nous prenant pour des sauveurs Jean Valjean. Hélas, nous oublions les évêques Bienvenu Myriel qui incarnent notre Fraternité républicaine – les principes dépassent les valeurs.

Sarkozy devient le nom de cette pente vicieuse qui confond la justice dont la mission est de réparer quelque chose, avec la vengeance dont le but n’est que d’assouvir. D’une part, il n’y a pas de hiérarchie dans la souffrance, et d’autre part, on ne cicatrise pas une meurtrissure déjà faite en ouvrant une autre plaie. Les saignées n’ont qu’un intérêt à la marge.

Pour avoir vu les ravages de la politique pénale que Nicolas Sarkozy a mise en place, et bien oui, suite à l’incarcération de Nicolas Sarkozy, mon for intérieur me tente d’une satisfaction « prend ça bouffon ! ». Et puis je pense à mes années 2004-2010 quand j’entrais2 en prison, quand je côtoyais des lascars où le dialogue était difficile parce que leur monde n’existait pas dans le mien, quand j’échangeais avec des intervenants de l’Administration Pénitentiaire, de la Justice, du système carcéral, et là, en y repensant, point de tentation, je résiste à toute satisfaction. Je refuse la pulsion de vengeance.

La violence rédemptive n’est qu’un mythe destructeur. Son avatar commun – le bouc-émissaire – est l’expression d’une faillite. Croire que tuer le bouc est le moyen de restaurer ce qui a été dévasté, c’est oublier d’avoir foi dans nos principes.

Nicolas Sarkozy est coupable, de beaucoup et peut-être plus encore. Mais ce dont Sarkozy devient le nom est ce glissement qui nous dérange. Collectivement démunis, nous acceptons la superstition d’un bouc-émissaire, tout en ne sachant plus vraiment quoi espérer.

Au lieu de pérorer sur le cas de Nicolas Sarkozy, je pense à ces 84 000 personnes aujourd’hui emprisonnées pour uniquement 62 614 places. Pour mémoire, en mars 2007, on comptait 50 393 places opérationnelles pour 62 204 écroués. Oui, les politiques pénales mises en place par les gouvernements de Nicolas Sarkozy participent à cette inflation. Va-t-on ensuite entendre cette naïveté demandant plus de places ? Mais cela n’a jamais été le problème ! Ni la dangerosité, ni la sécurité, ni rien de toute cette fumée. Cette inflation est de notre responsabilité de citoyens : la justice est rendue au nom du peuple français ne dit-on pas dans les tribunaux.

Pourquoi plus personne – ou si peu – ne discute de « comment punir ? » Comme si le coupable devait souffrir plus que la personne libre ayant la vie la plus difficile d’entre toutes (loi d’airain de Badinter). Ou comme si le coupable devait toujours souffrir encore plus que la ou les victimes. Qui pense qu’une société apaise des souffrances en en créant d’autres ?

Quand j’entends mes camarades avec qui j’ai été engagés autour de questions carcérales, qui aujourd’hui se réjouissent qu’un adversaire comme Nicolas Sarkozy aille en prison, je réalise de quoi Sarkozy est le nom : l’oubli des principes.

Que Nicolas Sarkozy ait oublié beaucoup de principes, oui. Cependant, Sarkozy est le nom de notre propre oubli. Nicolas Sarkozy a ouvert une brèche et au lieu de la colmater, que faisons-nous, nous l’examinons, d’un côté ou de l’autre, et ce faisant, nous contribuons à cette bascule vicieuse dont Nicolas Sarkozy n’en est que l’étendard.

Tout comme l’abolition de la peine de mort était dans le sens de l’Histoire, le retour de la peine capitale sera inévitable si nous ne sortons pas de cette pénalité vengeresse. À l’École, les seules questions que doivent poser la classe d’éducation civique sont : Quel est le sens de la peine ? Qu’est-ce qu’une juste peine ? Et comment punir ? Sans principe forgé par ces questions, la République s’effrite sous le vernis des valeurs nourries aux basses passions.

De quoi Sarkozy est-il le nom ? De ce basculement, où parce que notre adversaire, parfois même notre ennemi viscéral, prône des valeurs qui ne sont pas les nôtres, nous y rongeons nos principes pour les émousser dans l’affrontement. Ne basculons-nous pas nous-même dans ce que nous refusons ? Et finalement, nous y perdrons tout.

Bascule ou naufrage ?

La houle donne la nausée. L’eau trouble angoisse. Le froid endort quand ce n’est pas la moiteur qui rend somnolent. Et du même élan la peur produit une hypersensibilité. La nuit qui arrive plombe l’espoir, va-t-on couler avec ? Là, ni boussole ni bouée, juste un principe : le cœur résilient bat pour un esprit juste.




En passant, une belle opportunité de lire ou relire les Œuvres Complètes d’Alfred Dreyfus.

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Footnotes:

1

A Tough Mind and a Tender Heart, Martin Luther King Jr. (1959)

2

…quand j’entrais en prison pour quelques heures chaque semaine. J’y entrais de mon plein grès ;-) pour du soutien scolaire, pour contribuer à la rédaction d’un journal interne, pour jouer au foot, pour aider à l’organisation de la Fête de la Musique dedans – l’émotion m’envahit à chaque fois que je repense à ce concert une après-midi de 2006. Bref.


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(last update: 2025-10-22 Wed 19:02)